«Un, deux, trois à grands pas / le temps court, on court avec».
Le couplet de Wilhelm Busch illustre ce que nous avons vécu ces trois dernières décennies en pédiatrie pratique. Non seulement la pédiatrie hospitalière mais aussi la pédiatrie ambulatoire a connu de grands changements, d’une part par des découvertes scientifiques et techniques, d’autre part suite à des évolutions sociétales.
Malaise en pédiatrie pratique
Au début de notre activité – donc il y plus de 30 ans – parmi les jeunes pédiatres s’installant en pratique privée se faisait sentir, dans tout le pays, un grand malaise concernant la prise en charge ambulatoire pédiatrique. Au passage de la clinique au cabinet privé on s’apercevait de graves lacunes dans la formation postgraduée. Vers la fin de notre spécialisation, nous étions familiers des problématiques cliniques les plus fréquentes et nous avions appris à aiguiller correctement les patients vers les différents services spécialisés à l’interne de la clinique. Rares étaient toutefois celles et ceux qui pendant leur assistanat avaient eu l’occasion d’assumer la pleine responsabilité tant pour le diagnostic que le traitement, la responsabilité incombant toujours, à l’interne de la clinique, à des supérieurs hiérarchiques.
Du point de vue professionnel, nous manquaient surtout les connaissances de base du développement normal et des questionnements inhérents. Le passage de l’hôpital au cabinet était de ce fait vécu comme un plongeon en eau glacée. Subitement nous étions confrontés à des questions totalement ignorées concernant le développement et les troubles du comportement. On était confronté au fossé entre ce que les parents attendaient de nous et ce que nous pouvions leur offrir.
De plus l’éventail des maladies somatiques différait fortement de celui que nous avions connu à l’hôpital. Pour le formuler de façon pointue: «Ce qui est fréquent et important à l’hôpital, est rare et sans importance au cabinet». Si on voulait être armé pour faire face aux questions importantes de la pratique pédiatrique quotidienne, il fallait s’approprier son savoir de manière autodidacte.
Les échanges entre collègues souffrant du malaise de la pédiatrie pratique ont mené à la fondation en 1992 de l’ASEPA et en 1995 du Forum pour la pédiatrie pratique (aujourd’hui Kinderärzte Schweiz).
Prise de conscience professionnelle
Dans les instances centrées sur la pédiatrie pratique nous nous sommes libérés de l’impression de n’être qu’une pédiatrie hospitalière diluée. Avec assurance nous avons défini la pédiatrie pratique en tant que discipline médicale à part entière au spectre de maladies typique, aux questionnements spécifiques, aux besoins en formation postgraduée et continue propres et par conséquent aux exigences de politique professionnelle propres. L’introduction de l’échographie dans le cabinet pédiatrique ne devait pas seulement être justifié vis à vis des assureurs mais aussi des collègues et de notre société médicale. On n’imagine plus aujourd’hui un cabinet moderne sans échographie, où elle remplit non seulement des fonctions de dépistage mais aussi une importante fonction de prise en charge d’urgences. Lors de la révision de la LAMal en 1994, les examens préventifs de l’enfant ont été reconnus comme une prestation obligatoire de l’assurance de base, il a fallu se battre pour les positions tarifaires relatives, définir le programme de prévention pédiatrique et établir les cours de formation continue relatifs. Outre les checklists pour les examens préventifs est né aussi l’Atlas du développement de l’enfant.
Innovations médicales et techniques
De nombreuses nouveautés scientifiques, de technique médicale et pharmacologiques ont fait leur entrée au cabinet médical. Le dépistage ophtalmologique par le visioscreener a sensiblement contribué à la prise en charge précoce de troubles de la réfraction. Le dépistage auditif OEA permet de détecter des troubles de l’ouïe déjà pendant les premiers jours de vie. Des appareils d’audiométrie et tympanométrie adaptés à la pratique et la pulsoxymétrie nocturne permettent un meilleur diagnostic et accompagnement des patients avec des troubles de la sphère ORL. Des solutions innovantes pour le laboratoire au cabinet ont sensiblement contribué à améliorer les diagnostics en hématologie et infectiologie. Au courant d’une seule génération de pédiatres sont devenus disponibles les vaccins contre les infections à hémophilus influenzae, pneumocoques, HPV et FSME, pour ne mentionner que les plus importantes. L’industrie pharmaceutique a développé de nouveaux agents et formes galéniques adaptées à l’enfant, qui permettent aujourd’hui p.ex. de traiter l’asthme de l’enfant d’une manière dont nous ne pouvions que rêver. Et, last but not least, le cabinet est devenu électronique. Malheureusement le grand nombre de prestataires et de programmes de logiciels limite l’échange de données entre les cabinets médicaux.
Toutes ces nouveautés médicales et techniques sont arrivées progressivement, néanmoins elles ont, dans leur ensemble, nettement amélioré l’offre dans les cabinets pédiatriques. Mais elles ne représentent qu’une partie des changements dans la pédiatrie ambulatoire mentionnés d’entrée. Tout aussi importants sont les changements sociétaux qui représentent un défi majeur dans notre pratique quotidienne.
Changements sociétaux
Prise en charge extrafamiliale
En deux décennies la prise en charge extrafamiliale de petits enfants a passé de l’exception à presque la règle. Une crèche doit être très bien équipée pour apporter aux petits enfants la même sollicitude dont ils bénéficieraient dans un entourage familial favorable. Plus l’enfant est jeune et plus grands est son besoin d’avoir un adulte de référence fiable et flexible.
Les coûts de la prise en charge extrafamiliale est souvent tellement exorbitant que le revenu de la mère suffit tout juste à couvrir les frais de garde. La conséquence est que de nombreuses mères très motivées renoncent à une activité professionnelle, perdant ainsi le lien avec la vie professionnelle et privant leur enfant de l’opportunité de socialisation parmi d’autres enfants.
Dans une étude récente de l’UNICEF sur les politiques les plus favorables aux familles des pays les plus riches, la Suisse se trouve au 31ème rang honteux. En tant que pédiatres nous sommes appelés à nous engager aussi en dehors de notre cabinet pour une politique favorable à la famille, afin de rattraper des décennies de retard.
L’enfant projet
Au courant des deux dernières générations l’agrandissement de la famille est devenu planifiable. Les grossesses se laissent planifier à un moment s’intégrant dans le curriculum professionnel et familial. Il est donc tentant de gérer ensuite aussi le développement de l’enfant comme un projet. Toutefois la nature met des limites aux ambitions bienpensantes des parents, le déroulement et l’expression des étapes du développement obéissant à un plan biologique qui ne se laisse que peu influencer par des mesures éducatives. De plus le principe de la «régression vers la moyenne» joue un tour aux ambitions excessives des parents. Il est en effet hautement improbable que des parents musiciens très doués mettent au monde le génie musical du siècle; il est beaucoup plus probable que l’enfant sera moyennement doué.
Après avoir repoussé pendant des années le souhait d’un enfant, les attentes envers le successeur tardif grandissent et avec elles le besoin de le surveiller constamment. Dans la famille restreinte moderne le réseautage social avec les grands-parents et d’autres familles disparaît, faisant perdre un système de références naturel. Le pédiatre se voit de plus en plus confronté à la nécessité de mettre les attentes des parents au diapason avec le développement de l’enfant.
Stimulation précoce et stimulation acharnée
Il y a un peu plus de dix ans il est apparu que l’origine des inégalités de la réussite scolaire se situait dans la petite enfance; est ainsi née l’idée de la stimulation précoce. On s’est efforcé de toucher les enfants issus de couches peu formées, généralement de langue étrangère, afin de les stimuler sur le plan social et linguistique. Il s’agissait à l’origine de compenser un désavantage pour créer des conditions d’apprentissage égales lors de la scolarisation. Cette initiative a donné origine à de nombreux beaux projets adressés au groupes cibles de départ et qui se poursuivent avec succès actuellement.
Mais l’idée de la stimulation précoce a été adoptée de manière beaucoup plus intensive par les parents dont les enfants étaient déjà largement stimulés. Chez de nombreux parents s’est établi une véritable frénésie de la stimulation, se poursuivant à l’âge scolaire et s’amplifiant avant l’entrée au lycée. Avec l’intention d’offrir à leur enfant les meilleures chances à l’école et pour la vie, ils lui imposent un programme extrascolaire harassant, empêchant toute autonomie et créativité en matière de loisirs
Temps d’écran
De nombreuses études récentes montrent que non seulement les adolescents mais déjà des enfants en âge préscolaire passent plusieurs heures devant des écrans. Les appareils TV ont été largement dépassés par les portables et les tablettes. Même parmi les experts les avis à savoir si cette évolution est réjouissante ou dommageable divergent fortement. La plupart des parents sont ambivalents face à la question combien de temps devant les écrans est profitable à leur enfant. Face à l’omniprésence des médias numériques, le combat visant à mettre en question le libre accès à internet est aujourd’hui perdu d’avance. À l’âge préscolaire les médias numériques ont la cote parce qu’ils sont le moyen le plus simple pour tenir les enfants tranquilles, à l’âge scolaire ils sont incontournables pour de nombreux parents qui veulent surveiller leurs enfants, les adolescents finalement ne veulent à aucun prix rater un seul instant de chat. S’y ajoute l’immense intérêt de l’économie à une numérisation universelle et l’exploitation commerciale du monde scolaire. Aussi longtemps que les adultes sont occupés en permanence avec leur portable ou ordinateur, ils sont peu crédibles lorsqu’ils mettent en garde les enfants contre la consommation excessive des écrans.
Pression scolaire
En consultation pédiatrique nous rencontrons quotidiennement l’impressionnante variabilité du développement normal de l’enfant et la grande diversité des profils développementaux individuels. Des variantes avec forces et faiblesses font partie de la normalité. Les attentes irréalistes de l’école, exigeant de tous les enfants les mêmes performances au même âge, mettent de nombreux enfants sous pression. Ils réagissent par des problèmes de comportement, des troubles psychosomatiques voire de l’absentéisme. Afin d’éviter l’échec scolaire, école et parents attendent une intervention immédiate de notre part. Pour nous pédiatres la tentation est grande d’adopter une attitude complaisante vis à vis de cet engrenage, en proposant les diagnostics et traitements souhaités.
Commercialisation de l’enfance
Les chaussures de sports uniformes d’une autre époque, n’existant que dans la couleur bleu ou noire, ont cédé la place à un nombre infini de modèles portant des noms de marques. Le commerce a depuis longtemps pénétré le monde enfantin, pas seulement concernant la mode mais aussi s’agissant d’alimentation, d’articles de sport, d’appareils électroniques et de tous les autres articles de consommation. De l’argent se laisse gagner aussi avec l’organisation d’événements pour enfants. La publicité s’y entend à merveille pour éveiller des besoins et ériger les marques en symboles de prestige. De nombreux adolescents considèrent de nos jours des cosmétiques coûteux, des tatouages et des produits à base de protéines pour le développement musculaire comme faisant partie de leurs besoins de base. Pour les parents il est souvent difficile de mettre des limites au désir de consommation de leurs enfants attisé par la publicité. Celui qui n’a pas vécu des limites dans la consommation, aura de la peine à reporter d’autres envies.
Accompagner le développement
Chez la plupart des enfants qui se développent normalement, les maladies sont en général heureusement banales et de courte durée. Mais même pour eux, les notes concernant le développement individuel prises à l’occasion des examens préventifs et les paramètres de croissance soigneusement documentés, sont d’une valeur inestimable lorsque soudainement apparaissent des problèmes de santé, éducatifs ou scolaires. Grâce à ce fond de données récoltées prospectivement, il est souvent possible de concilier les attentes de l’école et des parents avec les besoins de l’enfant et mettre fin au misfit. Cela permet aussi d’éviter nombre de pathologisations et de traitements inutiles. Au vu de la fragmentation croissante de la pédiatrie hospitalière en de nombreuses sous-spécialités, l’accompagnement médical fiable et durable tout au long des différentes étapes développementales devient de plus en plus important.
Pour les enfants avec des maladies complexes et chroniques ou des troubles sévères du développement, suivis par de nombreux centres spécialisés et nécessitant de nombreuses thérapies, l’accompagnement durable par le pédiatre serait particulièrement important. Malheureusement il nous est difficile d’accomplir cette tâche tout particulièrement chez ces enfants qui en auraient le plus besoin. Du fait qu’ils sont examinés et suivis dans de multiples consultations spécialisées et mal connectées entre elles, nous ne les voyons plus que sporadiquement, tout en étant insuffisamment informés par l’hôpital. En souffrent aussi les compétences médicales du praticien, qui perd avec le temps les connaissances du diabète ou des maladies oncologiques.
Médecine peu spectaculaire
La société considère la médecine pratiquée par le pédiatre praticien comme utile mais peu spectaculaire. Dans notre quotidien un arsenal modeste d’actes interventionnels, comme les vaccinations ou des petites interventions chirurgicales, se trouve en effet opposé à une large palette d’entretiens et conseils prenant de plus en plus d’importance.
Tout conseil a un aspect objectif et informatif d’une part, relationnel d’autre part. L’expérience nous montre que le succès d’un entretien et d’un conseil dépend beaucoup plus de l’aspect relationnel que de l’information objective, qu’on peut par ailleurs souvent trouver aussi ailleurs. Malheureusement le caractère interventionnel d’un conseil est souvent sous-estimé.
Contrairement à la plupart des questionnements somatiques, pour lesquels nous avons généralement à disposition une réponse basée sur l’évidence, la réponse à des questions d’ordre éducatif présuppose un concept personnel du conseiller.
La plupart des pédiatres sont aujourd’hui persuadés que l’éducation doit s’orienter aux besoins de base de l’enfant et pas en première ligne aux attentes des adultes, et qu’on ne peut pas faire progresser l’enfant au delà de son potentiel.
Ces paradigmes sur l’éducation ont fait leur entrée dans l’entretien personnalisé.
En tant que groupe professionnel nous tendons à rester à l’écart des débats publiques sur la politique familiale et scolaire même lorsqu’il s’agit d’intérêts primordiaux de l’enfant, comme le «Lehrplan 21», un projet de la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) alémaniques, la promotion étatique de la prise en charge extrafamiliale ou le congé maternité.
Les rares collègues qui osent le pas dans le public, constatent que l’avis des pédiatres suscite un vif intérêt et est, exception faite des responsables de la politique éducative, bien accepté.
Alors que la citation de Wilhelm Busch mentionnée d’entrée faisait allusion à notre rôle de suiveurs des événements et de l’actualité, la phrase de Günther Eich «Soyez du sable et non pas de l’huile dans les rouages du monde» nous incite à être parfois gênants lorsque le bien-être de l’enfant nous semble mis en danger.
Les auteurs
Thomas Baumann, Dr. med. Pediatrician FMH. Prof. h.c. Fanconi Prize 2012, Multiple publications and books in the field of pediatrics. Several engagements in developing countries (Cuba, Mongolia, Tadzhikistan). Partly retired since 2016.
Arnold Bächler, 1971 – 1981 Pédiatrie clinique (Saint-Gall et Zurich), 1981 – 2019 Cabinet pédiatrique (Saint-Gall), 1995 Co-initiateur du « Forum für Praxispädiatrie » (aujourd’hui « Kinderärzte Schweiz »).
Le contenu de cet article reflète l’opinion des auteurs et ne correspond pas forcément à l’avis de la rédaction ou de la Société Suisse de Pédiatrie.