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Du médecin généraliste au spécialiste scotomisé: la pédiatrie ne fait pas exception

La fragmentation de la médecine en de nombreuses petites spécialités continue allégrement, ...

“Great fleas have little fleas upon their backs to bite ‘em,
And little fleas have lesser fleas, and so
ad infinitum.”
 
Augustus de Morgan “A budget of paradoxes” (1872) d’après Jonathan Swift “Poetry, a Rhapsody” (1733)

Présentation du problème

La fragmentation de la médecine en de nombreuses petites spécialités continue allégrement, et la pédiatrie ne devrait pas faire exception. Il se pose donc la question de qui garde encore une vue d’ensemble et coordonne de manière à peu près compréhensible ce cirque de puces savantes fait de spécialités, sous-spécialités et consultations de sous-sous-groupes spécialisés. Personne? En parcourant le site internet de notre Clinique pédiatrique de l’Hôpital de l’Île, je constate qu’il présente bien un hôpital pour enfants, mais aussi un typique grand hôpital avec d’innombrables cliniques et services qui se consacrent aux différents domaines de la pédiatrie. Un aspect particulier de la pédiatrie est certainement le fait que les maladies pédiatriques sont un fourre-tout de raretés, dont la prise en charge optimale doit être bien pensée.

Prenons pour exemple – faute de mieux, puisqu’on invite un oncologue pour adultes à écrire – l’oncologie. En pédiatrie on ne trouve pas de maladies cancéreuses vraiment fréquentes – du point de vue épidémiologique, tiennent le haut du pavé des cancers rares comme la leucémie lymphatique aiguë et les tumeurs cérébrales. Chez l’adulte ces deux groupes de néoplasies sont rares; en pédiatrie il n’existe rien de comparable à la maladie de masse qu’est le carcinome du poumon ou de la prostate. L’expertise nécessaire pour traiter avec succès des enfants atteints d’un cancer repose donc sur peu de cas par service et médecin. Rien que cette constatation pourrait justifier les spécialisations.

Ma où se situe le pédiatre praticien (le «pédiatre de famille»), où le pédiatre interniste hospitalier («le spécialiste en médecine interne pédiatrique»)? Est-ce que l’oncologue généraliste pédiatre, ayant une vision d’interniste à peu près générale de l’oncologie pédiatrique, existe encore – le pendant de l’oncologue interniste «à large spectre» pour adultes (qui est en voie de disparition)? Je ne suis pas pédiatre mais invité à contribuer par une vision de l’extérieur sur ces sujets.

Facts and Figures

  • Les experts pour tout ne sont plus imaginables dans la médecine actuelle. Leonardo da Vinci, qu’on célèbre actuellement dans la presse, est décédé en 1519. Il n’a pas été remplacé dans son rôle de génie universel; encore moins par le robot chirurgical nommé d’après lui, dont l’utilisation devrait être réservée à ceux qui ont l’expérience nécessaire.
  • Pour prendre en charge avec succès des enfants (et adultes) en oncologie, il faut de très bonnes connaissances de la clinique, de la pathologie, du traitement du cancer et … de la personne malade et de sa famille. Cela implique une spécialisation (1) ET une prise en charge bienveillante à long terme, ergo la quadrature du cercle de la médecine moderne!
  • Les connaissances médicales en oncologie explosent, en raison des progrès fulgurants que nous fournit la recherche fondamentale en biologie et en physique. Leur translation en concepts cliniques enrichit notre répertoire médical, exigeant en même temps des connaissances approfondies en biologie ET médecine. Le généraliste n’arrive plus à suivre.
  • Une médecine ou une pédiatrie et oncologie pédiatrique sans spécialisation ne sont plus imaginables; il n’est pas réaliste d’attendre du même médecin la prise en charge compétente et globale d’enfants avec une leucémie lymphatique aiguë, une mucoviscidose ou une fièvre de trois jours.
  • La fragmentation des compétences exige eo ipso une meilleure coordination de la prise en charge du patient – pas forcément le point fort de nombreux grands hôpitaux.
  • Les concepts de traitement particulièrement exigeants de maladies rares nécessitent une mise en réseaux des différents hôpitaux. Mais – s’il vous plaît – des réseaux qui méritent ce nom et peuvent prouver une vraie plus-value. Des formations opportunistes ad hoc avec des constructions sur papier qui prétendent plus de ce qu’ils ne font vraiment, ne méritent pas ce nom. À l’interne d’un réseau les voies d’attribution des patients, le rôle et le cahier des charges pour chaque institution doivent être définis et respectés. «Fake networks» qui exhibent une collaboration virtuelle, alors qu’au quotidien chaque hôpital du réseau tourne en rond en s’occupant de ses propres problèmes, doivent être révélés et rejetés.

Prenons pour exemple la prise en charge de la leucémie lymphatique aiguë de l’enfant (LLA de l’enfant), un des cancers pédiatriques «fréquents». L’incidence de la LLA de l’enfant est de 4-5 cas/100’000 enfants de 0-14 ans par an, dans toute la Suisse on pose annuellement environ 50 nouveau diagnostics. Pour le carcinome de la prostate les chiffres correspondants sont d’environ 140 nouveaux cas/100’000 hommes par année, donc 5700 nouveau cas diagnostiqués chaque année en Suisse. En comparaison, les LLA de l’enfant sont sans doute «rares», du point de vue de l’oncologue pédiatre leur nombre est, par rapport aux environ 200 cas de maladies cancéreuses diagnostiquées annuellement, par contre élevé et la LLA de l’enfant … «fréquente»! À côté on rencontre en oncologie pédiatrique des tumeurs effectivement rares voire très rares, même du point de vue de l’oncologue pédiatre. En font partie le rétinoblastome et la tumeur de Wilms.

En Suisse pratiquent, d’après la statistique médicale 2018 de la FMH, à peine 1000 pédiatres avec une activité principale dans le secteur ambulatoire (cabinet privé ou hôpital). Si le diagnostic d’une nouvelle LLA de l’enfant était posé par chaque médecin individuellement, seulement 5% de ces pédiatres auraient la possibilité de voir cette pathologie une fois par année. La plupart des pédiatres praticiens rencontrent tout au plus quelques rares cas durant toute leur carrière. De plus, la «LLA de l’enfant» est un terme général – les moyens diagnostiques actuels ayant ultérieurement fractionné ce groupe hétérogène de leucémies lymphatiques aiguës, des connaissances qui en grande partie n’ont pas seulement un intérêt botanique pour l’«onco»-freak épris de biologie moléculaire, mais un intérêt tout à fait pratique. La LLA Philadelphia-positive sera traitée différemment d’une LLA  à cellules B avec hyperploïdie chromosomique, et celle-ci à son tour autrement qu’une LLA à cellules T avec un réarrangement du gène TAL11).

Ces réflexions m’amènent à conclure que – exactement comme en oncologie adulte – l’oncologie pédiatrique doit être pratiquée par des spécialistes qui voient un nombre critique de ces petits patients, afin d’à peu près s’y retrouver dans ce domaine complexe. La LLA de l’enfant «fréquente» se répartit en Suisse sur 9 centres du Groupe d’Oncologie Pédiatrique Suisse (SPOG); chaque centre SPOG verra donc annuellement en moyenne seulement 5 à 6 nouveau cas chaque année, avec une dispersion de 1 à 15 cas (les centres SPOG sont les 5 cliniques universitaires et les hôpitaux cantonaux St Gall, Aarau, Lucerne et Bellinzona). Pour garantir une prise en charge de qualité, une centralisation encore plus sévère est nécessaire pour les maladies tumorales vraiment rares. En Suisse on ne pose annuellement par exemple que 8-9 fois le diagnostic de tumeur de Wilms; en moyenne 1 cas par centre SPOG.

Tableau 1.:
Great fleas, little fleas … ad infinitum – la spécialisation dans la médecine.
 Les sous-(sous-)spécialités marquées de ? ne sont actuellement pas encore  implementée dans la pratique – qu’elles le seront (certifiées!!) dans un temps proche, est pourtant à craindre.  

Carte-blanche en oncologie pédiatrique pour tout le monde ou centralisation avec limitation des mandats de prestation?

À partir des réflexions du chapitre précédent on peut à mon avis déduire que le modèle de prise en charge «one glove fits all» est dépassé aussi en pédiatrie, du moins en oncologie. Même les centres SPOG ne sont pas assez grands pour atteindre individuellement la masse critique pour les néoplasies pédiatriques vraiment rares. Une centralisation encore plus importante pour ces cas spécifiques est donc souhaitable.

Ici entre en jeu la Convention intercantonale relative à la coordination et à la concentration de la médecine hautement spécialisée (CIMHS), qui a été signée par tous les cantons en 2008 (dans la Suisse fédéraliste avec sa diversité politique un résultat remarquable!)2). Elle a pour but de garantir au niveau national et donc par dessus les frontières cantonales (une hérésie dans le système de santé suisse!) que les maladies rares nécessitant des traitements complexes et coûteux ne soit traitées que dans un nombre limité de centres (tabl.2). Pour des raisons légales la CIMHS ne concerne que le secteur stationnaire, puisque les traitements ambulatoires n’obtiennent pas de subventions cantonales («He who pays the piper calls the tune!»). En oncologie pédiatrique le concept MHS est mis en œuvre partiellement depuis 2013 – ce ne sont donc que les centres SPOG qui obtiennent des mandats de prestation (du moins pour les traitements stationnaire d’enfants avec un cancer). Des maladies cancéreuses particulièrement rares et complexes ne sont attribués qu’à certains centres SPOG. C’était le cas jusqu’ici pour les sarcomes des parties molles et de l’os, le rétinoblastome et les tumeurs cérébrales, en outre pour les transplantations de cellules souches autologues et allogènes. L’attribution de l’oncologie pédiatrique et de ses sous-spécialités est actuellement réévaluée dans le cadre de la médecine hautement spécialisée; il se peut que certains aspects de l’attribution changent – éventuellement aussi les critères pour l’attribution de mandats de prestations futurs – mais le principe de la centralisation ne changera pas.

  • Maladies rares (pas de définition ou limite/seuil chiffrés)   
  • Traitements complexes et difficiles (qui ne devraient pas être effectués qu’occasionnellement par tout un chacun)
  • Nécessité d’innovation
  • Promotion de l’enseignement, de la formation postgraduée et continue et de la recherche
  • Seulement pour patients hospitalisés ou interventions nécessitant une hospitalisation (art. 39 LAMal)
  • Attribution: diagnostic et/ou intervention = MHS
  • Octroi d’un mandat de prestation limité à un hôpital.

Tableau 2:
Medecine hautement spécialisée: conditions cadre selon CIMHS 20082)


Où se situent les pédiatres praticiens?

Je me souviens des cours de pédiatrie à Berne, pendant mes études de médecine dans les années 1970, par le Prof. Ettore Rossi qui nous présentait occasionnellement des enfants avec un cancer. Il soulignait dans les cours de formation en médecine générale, que les études de médecine doivent transmettre, l’importance de classer correctement les symptômes et constatations cliniques, sous lesquels les cancers pédiatriques peuvent se présenter initialement. L’enfant fébrile n’a en général pas une tumeur maligne. Le diagnostic différentiel évoquera en première ligne les maladies infectieuses fréquentes, pouvant occasionner de la fièvre chez le petit enfant, c’est à dire «ROSSI ein swei drei vier fümf» (pneumonie, otite moyenne, méningite, infection urinaire ou la fièvre des 3 jours, où «der Kind ‘at Fieber und der Kind spielt! Am vierten Tag ‘at … Egsanthema!»). Mais: pour une fois, exceptionnellement, derrière une fièvre peut se cacher une LLA («der Kind ‘at Fieber und der Kind spielt NICHT!»). C’est donc le difficile rôle du pédiatre généraliste de penser au bon moment, dans ses considérations diagnostiques, à une maladie oncologique rare, d’avoir au bon moment le bon soupçon. Une tâche certainement pas facile, mais importante.

La prise en charge de l’enfant avec un cancer dans sa phase active se fera essentiellement par le spécialiste, selon la situation loin du domicile. Cela ne signifie pourtant pas qu’une fois le diagnostic posé, le pédiatre sera mis complètement hors jeu. De nombreuses chimiothérapies, aussi avec de nouveaux médicaments moléculaires ciblés, exigent des contrôles cliniques et hématologiques qui peuvent très bien se faire dans le cabinet que l’enfant connaît; le pédiatre sera ainsi aussi un point de chute pour les parents inquiets. La population parfois souvent changeante d’assistants et chefs de clinique à temps partiel, avec une philosophie stricte de compensation des heures supplémentaires, ne favorise pas toujours le suivi clinique à long terme et la continuité du contact personnel. De plus les pédiatres installés peuvent jouer un rôle important dans la prise en charge conjointe lorsqu’une tumeur exige un traitement palliatif.

Les patients pédiatriques avec un cancer présentent souvent des problèmes simples, comme des infections virales fébriles, pouvant être traitées sans autre (je suppose même mieux!) dans le cabinet du pédiatre, plutôt que dans le service d’urgence d’un grand hôpital.

Surveiller la discipline vaccinale est un rôle incombant plutôt au pédiatre praticien – il existe des données qui montrent que la discipline vaccinale des enfants souffrant d’une maladie rare chronique et suivis dans une consultation spécialisée, est moins bonne que celle des patients «normaux» suivis dans un cabinet pédiatrique. En ces temps où les adversaires de la vaccination s’en donnent à cœur joie, bien qu’il soit intellectuellement difficile de les comprendre, des conseils convaincants par le pédiatre sont particulièrement importants – les spécialistes à l’hôpital pédiatrique assurant probablement moins bien ce rôle3)4).

Conclusion

Bien qu’incompétent sur le plan pédiatrique, je m’hasarde à quelques conclusions. La spécialisation clinique ne s’est pas arrêtée devant la pédiatrie. À mon avis c’est bien ainsi. Alea iacta est (et non pas «sunt»). Dans l’optique d’une ultérieure sous-spécialisation de l’oncologie pédiatrique, qui est déjà une réalité dans la médecine adulte, (tabl. 1) il faudra considérer dans le milieu pédiatrique qu’un service clinique sous-sous-spécialisé ne doit pas laisser passer son personnel en dessous d’un certaine masse critique dans les différentes spécialités s’il veut rester viable. Le pédiatre généraliste aura donc un rôle important à jouer à côte du cirque à puces savantes, par analogie au médecin de famille en médecine adulte!

Références

  1. Kato M, Manabe A: Treatmentandbiologyofpediatricacutelymphoblastic Pediatr Int 2018; 60: 4-12
  2. Verträge der Kantone unter sich. Interkantonale Vereinbarung über die hochspezialisierte Medizin. Bundesblatt 2008; 47: BBI 2008 8904. www.gdk-cds 14.03.2008.
  3. Crawford NW et al: Survivors of Childhood Cancer: An Australian audit of vaccination status after treatment. Pediatr Blood Cancer 2010; 54: 128–133
  4. Pandolfi E et al: Immunization coverage and timeliness of vaccination in Italian children with chronic Vaccine 2012; 30: 5172–5178

Cet article a été lu de manière critique par:

  • des oncologues pédiatres qui connaissent vraiment le sujet: Kurt Leibundgut (Bern), Andreas Hirt (Muri bei Bern), Roland Ammann (Bern)
  • des pédiatres praticien-nes qui contrairement à moi savent soigner des enfants: Regina Kessler-Guyer (Richterswil), Marie-Anne Steinemann (Basel), Matthias Zürcher (Chur)
  • Barbara Wildhaber (Genf), représentante de la chirurgie pédiatrique
  • l’équipe du projet MHS dans la Maison des Cantons à Berne: Noella Gérard, Katharina Schönbucher et Matthias Fügi

Mes chaleureux remerciements à toutes et tous pour l’assurance-qualité de mes propos!

L’auteur

Curriculum, titres et intérêts

Études de médecine sans réussir le test d’aptitude à Berne et Edinbourg (examen final 1977). Formation postgraduée en médecine interne et oncologie médicale à Berne, Lucerne et Oxford. Finalement pendant presque 25 ans (1994-2017) professeur et médecin-chef de la Clinique universitaire pour oncologie médicale à l’Université et à l’Hôpital de l’Île Berne. Lors de la nomination en 1994 offre de la part de la Direction de la santé publique du Canton Berne d’assumer le poste de professeur pour l’oncologie pédiatrique – refusé pour incompétence dans ce domaine. Est-ce une bonne prémisse pour la rédaction de cet article – cela reste un secret de la rédaction de Paediatrica. Actuellement l’auteur acquiert au moins des connaissances pratiques en pédiatrie, surtout en infectiologie et virologie grâce à l’exposition vis à vis de ces trois petits-enfants. Actuellement président de l’organe faîtier de la Médecine Hautement Spécialisée (MHS) de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, où il faut garder de bonne humeur, à côté de nombreux collègues aux intentions amicales, aussi quelques-un-e-s aux idées inamicales. Vif intérêt pour la biologie moléculaire et la musique. D’autres distractions sont les desserts végétariens et l’humour british.

Le contenu de cet article reflète l’opinion de l’auteur et ne correspond pas forcément à l’avis de la rédaction ou de la Société Suisse de Pédiatrie.

Informations complémentaires

Traducteur:
Rudolf Schlaepfer
Correspondance:
Auteurs
Prof. em Dr. med.  Martin Fey Universitätsklinik für Medizinische Onkologie, Inselspital und Universität, Bern