Introduction
Environ 10-33% des adolescents se plaignent de troubles du sommeil 1). Les grandes différences de prévalence sont dues d’une part à la définition des troubles du sommeil et d’autre part à la population prise en compte (p.ex. groupes d’âge différents ou critères d’inclusion/d’exclusion d’adolescents avec des troubles psychiques, p.ex. dépression). Le tableau 1 donne un aperçu de la classification des différents troubles du sommeil.
Conseiller à propos du sommeil est une tâche exigeante et souvent les investissements considérables des personnes impliquées n’apportent que de petits succès. C’est parfois dû au fait que les changements biologiques normaux survenant à l’adolescence, avec une phase de sommeil déplacée plus tard dans la soirée, engendrent souvent un « misfit » entre besoins de l’adolescent (se coucher plus tard) et attentes de la société (début de l’école toujours plus tôt) 2).
Des facteurs psychosociaux (situation familiale, pression du groupe) accentuent la problématique, on trouve donc rarement une solution simple.
Nous décrivons dans cet article les bases théoriques et comment concevoir des conseils sur le sommeil pour adolescents. Nous mettons l’accent sur les troubles du sommeil fonctionnels d’adolescents en bonne santé. Les troubles du sommeil en tant que comorbidité fréquente chez les adolescents avec des troubles psychiques ou en lien avec des maladies somatiques et notamment syndromiques ne sont pas discutés dans cet article.
Tableau 1 : Classification internationale des troubles du sommeil selon l’International Classification of Sleep Disorders, 3ème édition (ICSD-3, 2015) 3)
- Insomnies (troubles de l’endormissement et du sommeil)
- Troubles respiratoires liés au sommeil (e.a. syndrome d’apnées obstructives du sommeil)
- Troubles centraux avec somnolence diurne (hypersomnolence) (e.a. narcolepsies)
- Troubles du rythme sommeil-éveil circadien (e.a. syndrome de retard de phase du sommeil)
- Parasomnies (NREM-dépendantes, REM-dépendantes)
- Troubles moteurs liés au sommeil (syndrome des jambes sans repos, trouble de mouvement périodique des membres)
- Autres troubles du sommeil
Modèle de régulation du sommeil à deux processus
À partir du modèle théorique de Borbély, on part du principe que le comportement de sommeil est réglé essentiellement par deux processus 4) : d’une part l’homéostasie du sommeil et d’autre part le rythme circadien (figure 1).
L’homéostasie du sommeil décrit un processus pendant lequel à l’état de veille la disposition à dormir et la pression du sommeil augmentent continuellement. Pendant le sommeil la pression est ensuite réduite. Plus longtemps nous sommes réveillés, plus la dette en sommeil et la disposition à dormir augmentent et plus profondément et longtemps nous dormons ensuite. L’homéostasie du sommeil est indépendante des changements lumière-obscurité; elle devient significative dans les interactions régulant la profondeur et la durée du sommeil dès le troisième mois de vie environ. À l’avant-plan on trouve des substances ayant un rôle de « facteurs du sommeil » (p.ex. l’adénosine en tant que neuromodulateur, des cytokines « somnogènes ») et qui interagissent dans différents réseaux au niveau cellulaire/neuronal 5).
Le rythme circadien est un processus régulier, indépendant du sommeil, appelé aussi « horloge interne » ou « biologique ». Du point vue neuro-anatomique elle est située dans le noyau supra-chiasmatique et est synchronisée par la sécrétion de mélatonine par la glande pinéale 6), dépendante de la lumière du jour (figure 2). La lumière est donc, à côté des activités quotidiennes, contacts sociaux et repas, le plus important « minuteur » externe.
Les caractéristiques individuelles du rythme circadien déterminent notre chronotype (du matin « alouette » ou du soir « hibou »). Il est défini génétiquement et influencé par des facteurs environnementaux et l’âge, se manifeste déjà pendant l’enfance et persiste dans ses grandes lignes jusqu’à l’âge avancé. Idéalement l’horloge interne et l’homéostasie sont accordées et règlent notre rythme circadien. Si la pression du sommeil est suffisamment importante et l’état d’éveil circadien s’estompe, nous nous endormons (figure 1).
Figure 1
Figure 2
Changements pendant l’adolescence
Facteurs biologiques
Pendant l’adolescence, d’une part la pression du sommeil se réduit toujours plus lentement (modification de l’homéostasie du sommeil) 8) et d’autre part la phase de sommeil se déplace plus tard le soir (modification du rythme circadien de « l’alouette » vers le « hibou », figure 3), alors que le besoin en sommeil reste inchangé. Cela explique le fait que les adolescents restent éveillés plus longtemps le soir et aimeraient par conséquent se lever plus tard le matin.
Facteurs environnementaux
Pendant l’adolescence, non seulement les processus biologiques changent: les facteurs environnementaux aussi subissent des modifications pendant cette période. L’adolescent décide de manière autonome de l’heure du coucher. Le matin, les exigences sociales inhérentes à l’école et à la formation restent par contre en général inchangées. La plupart des parents assument le rôle de réveiller leurs enfants adolescents. La durée et la qualité du sommeil sont conditionnées par les chats en groupe ou les jeux en ligne le soir, ainsi que par les boissons énergétiques contenant de la caféine. Il est prouvé que la caféine (consommation régulière d’au moins deux portions par jour) diminue le sommeil profond en début de nuit et engendre une diminution du sommeil profond dans le lobe frontal 10). La lumière bleue à ondes courtes émanant des écrans d’appareils électroniques, utilisés le soir, accentue le décalage en inhibant la sécrétion de la mélatonine 11).
Il en résulte globalement pour l’adolescent une privation et un manque de sommeil chroniques les jours ouvrables, qui ne peuvent pas être compensés suffisamment les fins de semaine. Les effets se manifestent au quotidien dans toutes les sphères de vie de l’adolescent (tableau 2).
Figure 3
Tableau 2 : Conséquences pour l’adolescent du manque et de la privation de sommeil
- Fatigue diurne accrue
- Accentuation de problèmes de concentration et d’apprentissage
- Baisse des performances scolaires, perte de motivation
- Régulation des émotions et état psychologique affectés
- Relations familiales perturbées
- Conséquences physiques (p.ex. surpoids)
Conseils sur le sommeil chez l’adolescent, une approche par étapes
Comme pour les petits enfants et les enfants en âge scolaire nous recommandons une approche par étapes pour les conseils sur le sommeil donnés aux adolescents.
Diagnostic
D’abord les adolescents consignent pendant deux semaines la durée de leur sommeil (agenda du sommeil). Si possible, il serait utile de le faire pendant une semaine d’école et une semaine de vacances, afin de déterminer les besoins de sommeil réels lorsque les adolescents peuvent faire la grasse matinée. Pour des raisons pratiques cette manière de faire n’est toutefois que rarement possible. Il est important de ne pas s’intéresser qu’aux heures du coucher mais aussi aux occupations le soir ainsi qu’à une éventuelle fatigue diurne significative (p.ex. s’endormir pendant la leçon, au cinéma ou dans d’autres situations). On notera les mesures de soutien déjà en cours (p.ex. psychothérapie, traitements médicamenteux). Occasionnellement l’utilisation d’un actimètre peut s’avérer utile (p.ex. lorsque les indications concernant le sommeil sont imprécises ou contradictoires). L’anamnèse générale et HEADSS (Home, Education (école, projets professionnels), Activities (loisirs, sport, pairs), Drugs, Sexuality (relation, protection, MST), Suicide/Depression), avec l’adolescent seul et l’examen physique font partie de la première consultation. Outre l’anamnèse générale, il est primordial de connaître la préoccupation majeure de l’adolescent et des parents par rapport au problème du sommeil. Généralement il s’agit des performances scolaires. C’est aussi la période où s’approche la fin de la scolarité obligatoire et donc le passage vers la formation professionnelle, ce qui peut être source d’angoisses. L’interaction entre adolescent et parents est marquée, de manière provoquante, par l’aspiration à l’autonomie et le besoin de soutien.
Diagnostics différentiels
Sur la base des informations reçues et des constatations faites on établit un diagnostic différentiel: on exclura des causes somatiques (maladies inflammatoires, infectieuses, tumorales, etc.), psychiques (dépression, phobies, addictions) ou médicamenteuses d’une fatigue chronique 12).
Approche et conseils
Après l’exclusion des éventuels diagnostics différentiels, l’intérêt se focalisera sur les informations concernant les modifications physiologiques de la régulation du sommeil pendant la puberté. Le déplacement des heures d’endormissement et de réveil doivent être déclarées comme étant, dans ce contexte, une réalité physiologique.
Nous parlons d’un syndrome de retard de phase du sommeil (delayed sleep-wake phase syndrom, DSWPS) lorsque l’heure de l’endormissement est significativement déplacée plus tard que l’heure du coucher sociale (en général plus de 2 heures) 3).
L’intensité du stress psychologique pour les adolescents respectivement leurs proches, engendré par ce décalage, dépend de nombreux facteurs et est donc très variable.
La motivation du jeune à vouloir obtenir un changement est essentielle, en dépend finalement le succès de toutes les mesures proposées. Le pédiatre devra donc tout mettre en œuvre pour avoir l’adolescent « dans le même bateau ». L’information de l’adolescent et le renforcement de sa responsabilité individuelle nous paraissent essentiels. La coopération des parents est un soutien précieux et indispensable.
À côté de l’introduction de mesures d’hygiène du sommeil (tableau 3) et d’un rituel d’endormissement, le premier pas concret consiste à rythmer et adapter l’heure du coucher au besoin individuel de sommeil (notamment des heures d’endormissement et de réveil régulières aussi les week-ends).
Tableau 3 : Mesures d’hygiène du sommeil
Temps au lit: heures du coucher et lever fixes, aussi les fins de semaine (max. 1 heure de différence par rapport aux jours ouvrables), adaptation du temps passé au lit aux besoins de sommeil selon l’agenda du sommeil.
Régularité : vie quotidienne structurée, y.c. repas réguliers, si possible à la table familiale.
Activités: éviter les activités stimulantes comme les jeux sur ordinateur, smartphone ou tablette ainsi que des activités physiques/sportives excessives avant le coucher. Établir un rituel vespéral tranquille.
Médias électroniques: TV, ordinateur ou smartphone ne devraient pas se trouver dans la chambre à coucher. Si ce n’est pas applicable, déposer au moins le smartphone en dehors de la chambre à coucher avant de se mettre au lit.
Produits de consommation: pas de caféine (café, thé, coca, boissons énergétiques) 3-4 heures avant le coucher, éviter alcool et nicotine.
Sommeil le jour: devrait être évité pour les enfants en âge scolaire.
Exposition à la lumière: des activités quotidiennes à l’extérieur avec exposition au soleil sont conseillées. L’exposition matinale à la lumière contribue à faire reculer la phase circadienne et intensifie l’état de veille. Le soir l’exposition directe à la lumière est à éviter.
Si la mise en pratique rigoureuse de ces recommandations (hygiène du sommeil, rituel d’endormissement, rythme, adaptation de l’heure du coucher aux besoins de sommeil) réussit pendant deux semaines et l’adolescent a malgré tout de la peine à se lever le matin, nous recommandons comme prochaine étape une luminothérapie matinale (exposition de 20-30 minutes, 2500-10’000 lux, lampe spéciale). Bien qu’il n’y ait pas de consensus sur la durée, l’intensité et le moment de la luminothérapie, son effet est reconnu 13). Rien que le petit-déjeuner pris à une place ensoleillée au domicile peut favoriser l’avancement de phase. Si l’effet de ces mesures est insuffisant, nous prescrivons dans une étape suivante de la mélatonine. Nous recommandons de prendre la mélatonine (2.5-5 mg p.o.) une heure avant l’heure d’endormissement souhaitée. La durée de la prise en charge et l’établissement d’autres mesures pouvant toucher indirectement le sommeil et qui peuvent soulager et soutenir l’adolescent et son entourage, sont discutées et mises en place individuellement.
Depuis des années on discute chez nous aussi de l’adaptation des heures de cours pour adolescents aux réalités biologiques, mais jusqu’ici sans conséquences pratiques. Dans les pays européens qui nous entourent, le début des cours plus tardif est déjà une réalité; de nombreuses études en attestent le bénéfice 14), les effets positifs sur l’apprentissage et la mémoire sont indiscutables 15). Des interventions et démarches à ce propos sont à notre avis indispensables. Nous plaidons en faveur d’une plus large prise en compte du sommeil des adolescents dans la discussion publique – tout pédiatre en sait quelque chose !
Références
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