Vignette clinique
Paul, 14 ans, vient vous voir pour un problème d’obésité, présent depuis l’âge de 8 ans. Sa mère est très inquiète car elle constate une prise pondérale rapide, malgré les efforts de la famille pour qu’il ait un environnement sain.
En effet son IMC est passé de 28 à 32 cette dernière année. Le carnet alimentaire qu’il vous amène ne montre rien de particulier, avec des repas réguliers et une alimentation plutôt équilibrée. Vous le questionnez alors sur la présence d’éventuelles compulsions alimentaires.
Paul vous raconte qu’il a effectivement des envies alimentaires irrépressibles, souvent en rentrant de l’école. Il s’arrête au supermarché, s’achète des friandises (Danette, pains au chocolat etc.), qu’il mange en cachette, rapidement et avec un sentiment de ne pas réussir à s’arrêter même s’il le souhaite. Puis il rentre chez lui soulagé mais coupable et triste. Il n‘en a jamais parlé à personne.
Introduction
Les troubles du comportement alimentaires (TCA) sont fréquents dans la population générale, avec une prévalence au cours de la vie de 1 à 5 %.1) Ils affectent toutes les catégories de poids, soit de l’extrême minceur à l’obésité morbide et causent de nombreuses complications tant somatiques que psychologiques (figure 1). Le ratio homme femme varie en fonction du trouble alimentaire, comme illustré dans la figure 1: Évolution du poids et sexe ratio.
Les TCA sont principalement définis par le manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM) dont la dernière version, publiée en 2013, a permis de reconnaitre l’hyperphagie boulimique ou l’accès hyperphagique (AH), comme un TCA à part entière.2)
Cet article traitera uniquement de l’AH un des troubles alimentaires les plus fréquents, particulièrement chez les adolescents en excès de poids, et compliquant la prise en charge.
Définition
Les critères diagnostics de l’AH selon le DSM-5 sont exposés dans le tableau 1. Il s’agit principalement d’un comportement boulimique, soit l’absorption d’une grande quantité de nourriture dans un laps de temps relativement court (<2h) avec un sentiment de perte de contrôle. Ces crises ne sont pas accompagnées de comportements compensatoires de type vomissements, activité physique excessive ou prise de laxatifs, à la grande différence de la boulimie nerveuse.
L’AH comme définie selon le DSM-5 se rencontre à tous les âges. Cependant les enfants et les adolescents ne remplissent souvent que partiellement les critères proposés3). Ils présenteraient plutôt des épisodes de perte de contrôle sur l’alimentation ou un sentiment de perte de contrôle, sans tenir compte de la quantité de nourriture ingérée, souvent difficile à évaluer à cet âge4). Afin de prendre en compte ces spécificités développementales, certains auteurs ont proposé des critères pour définir la perte de contrôle sur l’alimentation de l’enfant et du jeune adolescent, comme décrit dans le tableau 2 5).
La perte de contrôle sur l’alimentation de l’enfant et de l’adolescent est un facteur de risque reconnu pour le développement d’un TCA de type AH et semble présenter les mêmes comorbidités.6)
L’AH peut être difficile à différencier d’une alimentation normale à adolescence, l’hyperphagie étant souvent naturelle à cet âge. Cependant, le sentiment de perte de contrôle et la souffrance psychologique liée à ce comportement en font la grande différence.
Ainsi, un adolescent en surcharge pondérale ne présente un TCA que s’il remplit les critères de l’AH (tableau 1). Son obésité peut être due à une simple hyperphagie, sans perte de contrôle.
Prévalence
La prévalence de l’AH chez les adolescents varie en fonction des études et peut atteindre jusqu’à 3 % des adolescents en population générale7-9) jusqu’à 22 % chez ceux qui sont en obésité.10)
Comorbidités
Le risque de comorbidités somatiques est augmenté chez les adolescents en excès pondérale présentant une AH, comparé à ceux qui présentent une hyperphagie simple, avec une prévalence augmentée de syndrome métabolique et de stéatose hépatique.11)12)
Des études en laboratoire ont pu montrer que ces adolescents ont une attirance particulière pour des aliments appétant, soit souvent plus gras et sucrés, pouvant expliquer la prise de poids rapide et le développement plus fréquent des troubles métaboliques.13)
L’AH est également associés à une augmentation de certaines comorbidités psychologiques comme les troubles du déficit de l’attention (TDAH), la dépression, les troubles anxieux et les abus de substances.8)14)
Le contexte émotionnel et psychologique qui entoure les compulsions alimentaires permet d’expliquer qu’une prise en charge classique de l’obésité, soit basée sur la psycho éducation et l’activité physique, a souvent peu d’effet sur la perte de poids et peut mettre l’adolescent en situation d’échec, diminuant plus encore son estime de soi.
Le dépistage
Le dépistage doit être systématique chez l’adolescent, particulièrement lorsqu’il présente un excès de poids.
Afin d’être plus performant dans le dépistage de l’AH en médecine de premier recours, nous avons développé un auto-questionnaire simple d’utilisation et basé sur les critères de perte de contrôle sur l’alimentation (tableau 3).5)15) Il permet de mettre rapidement en évidence un risque de compulsions alimentaires. Lorsque le patient répond positivement à au moins une des 2 premières questions, puis à 6 des questions supplémentaires, le risque d’AH sous-clinique et clinique est de 83 %. Ce questionnaire n’est qu’un test de dépistage qui nécessite une confirmation du diagnostic par un spécialiste en TCA.
En cas de dépistage positif, l’AH doit être expliqué au patient et à sa famille, afin qu’ils comprennent la difficulté de l’adolescent à perdre du poids et se déculpabilisent. Il est ensuite important d’orienter le patient chez un spécialiste pour confirmer le diagnostic et proposer une prise en charge adaptée.
La prise en charge
La prise en charge de l’AH doit être multidisciplinaire, soit inclure le pédiatre pour les complications somatiques, la diététicienne pour l’éducation nutritionnelle et le psychiatre/psychologue. Les études sur le traitement psychologique de choix à cet âge sont encore limitées, cependant certaines approches comme les thérapies cognitivo-comportementales, mais également les thérapies interpersonnelles, dialectiques et systémiques semblent avoir un effet bénéfique,11) et sont recommandées par les guidelines internationaux. D’autres approches sont également à l’étude actuellement, comme le biofeedback et la Mindfulness, avec un effet qui semble prometteur.
Conclusion
En résumé, le AH est un TCA fréquent à l’adolescence, particulièrement chez les adolescents en excès pondéral. Les compulsions alimentaires et la perte de contrôle sur l’alimentation sont des comportements encore plus fréquents et peuvent être précurseur d’un trouble complet comme définit par le DSM-5. Le pédiatre doit penser à les dépister et peut s’aider d’un court questionnaire de dépistage (ADO BEDS).
Si le diagnostic de AH est confirmé, une prise en charge psychologique et un suivi multidisciplinaire doit être mise en place.
Références
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